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samedi 16 juillet 2011

Pour quelques microsecondes de moins... et quelques milliards de plus.

Copyright Reuters 
Le courtage à haute fréquence est de ces sujets qui reviennent en permanence dans l'actualité, en particulier depuis le fameux "flash crash" américain, quand le Dow Jones a perdu et regagné 600 points en vingt minutes. La Tribune a décidé d'enquêter sur ce phénomène qui révolutionne les marchés.



"Vous connaissez 24 heures chrono ?" Devant un hangar aux allures ordinaires d'une zone industrielle à moitié désertée du New Jersey, Jayesh Punater plaisante, faisant référence à la fameuse série américaine à suspense. C'est ici, à 20 minutes de New York, que Gravitas, la société qu'il dirige, a implanté ses serveurs informatiques. Elle n'est pas la seule. Derrière ces murs, se dissimule un gigantesque centre de traitements de données (data center), opéré par Equinix, l'un des géants du secteur du courtage. Son slogan: "la sécurité d'abord". Et ce ne sont pas des paroles en l'air ! Codes d'accès, scanners biométriques, caméra de surveillance tous les deux mètres... c'est une véritable forteresse. Car, les trois gigantesques salles de ce centre abritent les infrastructures technologiques de grandes banques (comme Morgan Stanley) et d'importants hedge funds. D'autres investisseurs, de taille plus modeste, passent par un intermédiaire, comme Gravitas. Chaque jour, des milliards de dollars de transactions transitent par ces milliers de serveurs et ces kilomètres de câbles de fibre optique. Avec un seul objectif: la vitesse, à l'heure où le courtage à haute fréquence (high frequency trading, HTF) représente, aux Etats-Unis, plus de la moitié des échanges d'actions. "Chaque microseconde compte, explique Jayesh Punater. Si vous réagissez une microseconde après quelqu'un d'autre, il est déjà trop tard."

Depuis dix ans, le courtage est entré dans une course de vitesse sidérante. Dans l'immense salle des marchés londonienne de Nomura, une banque japonaise, devant une rangée d'ordinateurs qui ne sont là que pour contrôler les opérations, Andrew Bowley, un spécialiste du courtage électronique, n'en revient pas lui-même. "En 1991, j'avais des machines automatiques qui travaillait en 2,5 secondes. Il y a cinq ans, on était content quand on arrivait à quelques dizaines de millisecondes. Aujourd'hui, on parle en dizaines de microsecondes." Nomura, dont l'une des spécialités est l'exécution des ordres passées par les clients à haute fréquence, se vante de réaliser une opération en un minimum de deux microsecondes. C'est 0,000002 seconde. En comparaison, un battement de cils prend 500 fois plus de temps !
Dans cette course de vitesse, tout compte pour gagner quelques fractions de seconde. L'emplacement des serveurs par exemple: les grandes banques et les hedge funds louent très cher des emplacements à l'intérieur des centres informatiques des Bourses. C'est ce qui s'appelle la co-localisation. "C'est calculé au millimètre", explique Nicolas Bertrand, le spécialiste du sujet à la Bourse de Londres, dont le centre informatique -situé dans la City à un emplacement tenu top secret - vient d'être complètement refait. "On compte les longueurs de fils qui courent entre les serveurs de nos clients et nos serveurs, pour que chacun soit servi équitablement." C'est dans cette même logique qu'Euronext Paris a déplacé ses serveurs à... Londres en 2009, provoquant à l'époque la polémique. Mais c'est le sens de l'histoire : en Europe, il ne reste plus que neuf serveurs de Bourse, dont... cinq à proximité de Londres !

"Le temps, c'est de l'argent":
Chacun se bat aussi pour contrôler les réseaux de fibres optiques. En juin 2010, la société de câblage Spread Networks a posé un réseau dédié au courtage à haute fréquence faire l'aller-retour entre New York et Chicago en 13,3 millisecondes. Gain de temps ? Deux millisecondes par rapport à ce qui existait auparavant. C'est suffisant pour convaincre de riches traders de payer pour utiliser ce réseau. De même, à Londres, Nomura a construit un réseau de fibres optiques de 40 kilomètres qui lui est dédié à l'intérieur de Londres: "the ring", comme il est surnommé en interne.
A quoi bon cette précipitation ? Parce que jamais la notion de "temps, c'est de l'argent" n'a été aussi vrai. Le HFT est "une stratégie d'investissement à très court-terme", explique Jonathan Broogard, professeur à Northwestern University et auteur d'une étude de référence sur le sujet. Elle consiste à acheter et à revendre des actifs très rapidement, parfois presque simultanément. Avant la fin de la journée, toutes les positions sont généralement liquidées (position neutre). "Chaque opération ne rapporte que quelques centimes, poursuit-il. Mais en multipliant les transactions, les meilleurs traders parviennent à dégager des profits très solides".
La façon la plus simple de gagner de l'argent avec le HFT reste l'arbitrage, par exemple, entre les différentes Bourses. Avec le développement des nouvelles plateformes boursières (les fameuses "MTF", qui en Europe existe depuis la libéralisation du marché de 2007), l'ordinateur peut comparer les prix d'une même action entre deux places. Il peut ensuite aisément jouer sur la différence pour l'empocher. Tout cela est entièrement automatisé, et aucun être humain ne prend de décision dans l'achat et la vente.

Le royaume des algorithmes:
Mais encore faut-il arriver à temps : une fraction de seconde trop tard, et cette stratégie ne fonctionne plus. "Ce n'est pas seulement une course à la vitesse, nuance Victor Lebreton, directeur chez Quant Hedge. C'est également une course à l'exécution: le bon prix, le bon volume, le bon marché au bon moment. Si votre modèle n'est pas adapté aux conditions de marché, vous pouvez perdre de l'argent". Car les algorithmes règnent à tous les niveaux: les hedge funds ou les grandes banques en ont un pour décider quels actions acheter ou vendre; elles passent ensuite leurs ordres aux "prime brokers" (des grandes banques comme Crédit Suisse ou JP Morgan) qui les exécutent automatiquement par ordinateur; puis les millions de données des bourses reviennent et sont triées... par ordinateur. La boucle complète peut se faire en un minimum de quelques centaines de millisecondes.
Au cœur du système: les "algorithmes", des processus informatiques souvent complexes. Leur mise au point peut s'éterniser pendant plus d'un an, pour une durée de vie parfois limitée par des changements radicaux sur les marchés (la régulation notamment). "Les algorithmes doivent d'abord refléter un certain concept et une certaine strategie", estime Karim Taleb, de Robust Methods, qui a mis entre deux et trois ans pour construire, tester et adapter le sien. Et il faut sans cesse les améliorer. "Tout le monde les utilise aujourd'hui, explique Miranda Mizen, du cabinet d'études Tabb Group. La différence se fait sur la manière de les utiliser ou sur leur niveau de sophistication".
Evidemment, cela fait peur. "Le HFT ne réduit pas le rôle des hommes, assure pourtant Jim Overdahl, de la Futures Industry association. Il s'agit d'un système contrôlé et utilisé par les traders pour réaliser des actions qu'ils auraient réalisées s'ils n'avaient pas eu d'ordinateur. Il y a quinze ans ces traders auraient été dans la salle de marché et auraient accompli les mêmes fonctions d'arbitrage."

Progression inexorable:
Aux Etats-Unis, le HFT représentait, en 2010, 53% des volumes d'actions échangés en Bourse, plus de deux fois plus qu'en 2006. En 2009, cette part de marché avait même atteint 61%, grâce à l'extrême volatilité qui sévissait alors sur des marchés en plein doute. Les conséquences sont spectaculaires : les actions sont détenues en moyenne... 22 secondes avant d'être revendues. De plus, cela fractionne les transactions, qui portent en moyenne sur 200 actions contre 1.600 il y a 5 ans, pour une valeur de 6.400 dollars contre 19.400 dollars. En Europe, où le phénomène est plus récent, la part de marché du HFT s'élève à 38%. Elle n'était que de 5% en 2006.
La progression du HFT semble inexorable : la stratégie se répand progressivement en Asie, notamment à Hong-Kong ou à Tokyo. Mais aussi au Mexique et au Brésil. En Afrique du Sud, la Bourse de Johannesburg vient d'acheter la même technologie que celle utilisée par son homologue londonienne. L'objectif affiché est sans détour: "des transactions exécutées 400 fois plus vite". L'étendue du HFT se fait aussi à d'autres classes d'actifs. Après les actions, les courtiers se sont penchés voilà environ cinq ans sur les devises. A tel point que la Banque des règlements internationaux y a consacré un rapport publié en décembre.
"Les estimations des marchés suggèrent que le HFT compte pour 25% des activités d'échange de devises spot", écrit-elle. Mais les échanges algorithmiques (pas forcément rapides, mais fait entièrement par ordinateurs) atteignent 50% de l'ensemble des volumes, selon Greenwich Associates. Plus récemment, les matières premières sont passées dans le giron des "algos". Cela ne concerne que les marchés très liquides comme le pétrole. Crédit Suisse fait aussi de l'exécution d'ordres sur l'or, l'argent et les métaux. Et certains banquiers s'interrogent aussi: les matières premières agricoles pourraient aussi être visées, ce qui expliquerait partiellement leur actuelle volatilité.

Bientôt les nanosecondes:
Inéluctable, l'envolée du HTF ? Et si, malgré tout, cette "course à l'armement" commençait à toucher ses limites ? Les ordinateurs des banques ont déjà été placés le plus près possible des Bourses pour réduire la durée de l'ordre d'achat ou de vente, leur puissance est sans cesse plus élevée, et la programmation des algorithmes se fait en gravant directement la puce électronique (voir encadré). "Le problème est que l'électricité ne peut pas aller plus vite: on arrive aux limites des vitesses d'exécution", estime Adam Vile, spécialiste du courtage à haute fréquence à Excelian. "On arrive plus ou moins à la limite, pense également Nicolas Bertrand, de la Bourse de Londres. Aujourd'hui, notre priorité n'est pas de continuer à développer la vitesse, mais plutôt d'améliorer la façon dont l'information peut être utilisée."
Faux, répond cependant Antoine Rescourio, de Celoxica, une entreprise spécialisée dans les puces pour HFT. "Il reste encore à mieux filtrer les données qui reviennent des Bourses. On pourrait aussi mettre nos puces directement sur les algorithmes de trading, mais les fonds hésitent à cause de la confidentialité de leurs informations. Les réseaux éthernet dans les banques peuvent aussi être améliorés..." Bref, il y aura toujours quelques microsecondes à gagner. "Non, corrige-t-il. On va arriver à la nanoseconde." C'est 0,000000001 seconde. Soit un million de fois plus rapide qu'un battement de cils.

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